AMARGI
Anti-tragédie de la dette et de la monnaie
Après avoir exploré notre aliénation dans le salariat, à travers Bienvenue dans l’angle Alpha, il faut pousser plus loin : au cœur de notre servitude se tient l’argent. La monnaie, la dette (c’est la même chose) forment cet hameçon par quoi nous sommes suspendus à toutes les misères, tous les renoncements, tous les esclavages. Notre spectacle a pour ambition de donner à voir sur le plateau ce que dette et monnaie veulent dire et nous font faire. Alors que le peuple grec a fait l’objet d’un coup d’état financier, au nom d’une dette odieuse, illégitime et insoutenable, c’est peu dire que notre préoccupation est d’actualité.
Il y a là quelque chose d’obscène (littéralement : ce qui ne doit pas être montré) – et c’est bien sûr exactement pour ça qu’il faut le mettre en scène. Non pour faire une conférence savante mais pour donner corps à notre désarroi, et partager notre aspiration à une réappropriation collective de la question et de ses réponses possibles. Il faut oser dire de la monnaie : nous n’y comprenons rien, nous voulons y voir plus clair, pour enfin arbitrer son destin – car le destin de la monnaie est le nôtre exactement. Il faut oser lever l’inhibition qui nous tient médusés devant les lois de l’argent ; il faut donner forme et figure à ces abstractions qui capturent nos vies concrètes.
Le spectacle part de cette question toute simple : comment ça va, avec l'argent ? Question indiscrète à laquelle nul n'a vraiment envie de répondre - tout de suite le sentiment de l'obscène vient plonger chacun dans un déni mi-courtois mi-coupable. Alors un personnage se dévoue : l'Endettée, qui évoque sommairement sa propre situation, le crédit immobilier qu'elle a dû solliciter pour pouvoir garder son logement. Et la voilà embarquée dans la spirale infernale de la dette et de son explication par la création monétaire : un manège se déploie autour d'elle, qui tient du cirque ou du grand Huit, qui lui fait apparaître les mécanismes insensés qui président à notre système monétaire. L'acte I consiste dans cette aventure étrange, ludique et didactique, au cœur de la fabrique de la monnaie par l'emprunt auprès des banques privées. Et bientôt une nouvelle obscénité se fait jour : celle de notre politique monétaire, absurde, cynique et funeste, vouée à siphonner les ressources de la planète comme celles des ménages. On est passé de l'étonnement à la nausée, sinon l'angoisse, devant ce précipice vers lequel toute la société court aveuglément. Comment a-t-on pu en arriver là ?
L'acte II entreprend d'aller parcourir l'Histoire à la recherche des origines de la dette et de la monnaie : quelques moments-clé sont incarnés, depuis les monnaies sociales des sociétés primitives jusqu'aux emprunts russes du début du XXème siècle, en passant par le capitalisme naissant de la Renaissance italienne et les assignats de la Révolution Française. L'énigme "Amargi" est résolue dès l'épisode mésopotamien : on y découvre comment la civilisation sumérienne avait inventé la monnaie, le crédit, la dette - et son antidote : "amargi". On saute d'époque en époque en des reconstitutions plus cocasses que sérieuses, décisives pourtant pour comprendre comme l'étau de notre politique monétaire s'est formé au fil des siècles.
L'acte III ouvre une fenêtre vers l'avenir : comment en sortir ? Nous voici propulsés dans une société future qui a pu échapper à l'étau de la dette et de la rareté monétaire. Le "salaire à vie" y règne, et quelque chose comme une douceur de vivre dans un monde qui n'est plus intégralement condamné à la course au fric à n'importe quel prix... Une utopie ? Pas forcément ; cet avenir-là n'est pas sans déconvenues, et il n'est proposé qu'à titre d'hypothèse : il faut encore le faire advenir, ce qui suppose bien des combats qu'il faut livrer avec notre présent. Si l'on trouve la force d'y faire face - et le spectacle espère y contribuer - alors... ça ira, ça ira !
Notre démarche, consistant à proposer un théâtre soucieux de penser le monde contemporain avec exigence et passion, a parfaitement rencontré les dispositions de Yann Reuzeau, le directeur de la Manufacture des Abbesses, également metteur en scène et auteur de la très remarquable fresque théâtrale Naissance d’une nation. Il allait de soi, pour lui comme pour nous, que la prochaine création ADA verrait le jour sur le plateau de la Manufacture des Abbesses, notre démarche et la sienne s’articulant autour de la recherche d’un «théâtre politique». « Politique », dans le sens où il s’agit de travailler sur les structures de notre monde contemporain, dans une quête d’émancipation qui ne se contente pas de slogans réducteurs ou de jérémiades contre-productives. Le plateau est pour nous le lieu de la « réflexion » du monde, non pas seulement comme miroir mais comme dispositif permettant sa pensée ; un espace d’expérimentation qui permet de se réapproprier nos formes de vie en les refigurant.