S ACCAGE
Ici, ou là, naissent des enclaves : des territoires circonscrits où s'expérimentent des formes de vie alternatives. D'autres manières de travailler, de (se) cultiver, de produire et d'échanger. Des espaces où l'avenir s'invente, à bas bruit et à tâtons, à l'abri de la tyrannie du présent. Ces enclaves forment comme des poches d'air lovées dans les décombres d'un monde en cours d'effondrement...
La fac de Vincennes hier, Notre-Dame-des-Landes aujourd'hui, mais aussi le Rojava ou le Chiapas, la clinique de la Borde, et puis telle ou telle "Cabane du peuple", près d’un rond-point... Toutes ces brèches, par où se tentent des échappées hors des sentiers battus, sont confrontées tôt ou tard à la politique du saccage que le pouvoir leur oppose ; comme si la simple expérimentation d'une alternative constituait pour les autorités un péril insupportable. La violence de la destruction semble alors l'indice d'une puissance de la subversion jusque-là insoupçonnée...
L'un des enjeux principaux du spectacle consiste à rendre sensible, par-delà la diversité des lieux, des temps et des formes de vies explorées, une expérience commune : celle de la vulnérabilité. Car le saccage est l'horizon permanent des formes de vie alternatives : sans se vouloir nécessairement subversives, elles se savent menacées et se déploient dans le constant tourment de lui survivre. Or, cette expérience-là, cette inquiétude, semblent infuser très au-delà des cercles des expérimentateurs ou des subversifs : du saccage possible, imminent, redouté ou avéré, chacun a l'intuition de plus en plus prégnante, car notre époque a rendu sa menace à peu près générale : chacun aujourd'hui perçoit la forme de son existence comme précaire.
Pour cette aventure théâtrale, nous avons choisi de doubler tous les rôles : de quatre personnages sur le papier, on passe à huit comédiens dans le travail préparatoire, qui joueront en alternance, et selon toutes les combinaisons, pendant les représentations (en fait sept acteurs pendant cette première période d’exploitation, Toufan Manoutcheri, qui a contribué à créer le rôle de la Brune, étant en tournée avec un autre spectacle). Ce principe de l’alternance nous offre un outil de travail : il permet de bénéficier de l'intelligence collective d'un groupe relativement nombreux, qui fait une véritable expérience du collectif, instructive pour évoquer les collectifs que sont les "Vincennois" et les "zadistes". Le dispositif nous permet ainsi de nous approcher des problématiques concrètes qui traversent les expériences communautaires que le spectacle entend réfléchir.
Il offre aussi une précieuse discipline : en empêchant l'appropriation égocentrique du rôle, il favorise le travail des "identités passagères" qui est au principe de ce spectacle. Ce principe constitue une sorte de politique de la répétition : il oblige à cultiver cette sorte de légèreté qui est l'un des motifs de Saccage et recherche cet art du passage qui en est la clef - passage d'une enclave à l'autre, bien sûr, passage à travers les petites morts que sont toutes les pertes ("perdre" son enclave, ce n'est grave que si on a cru en être propriétaire : sans doute faut-il chercher à passer à travers le saccage...), et passage au sens de la transmission. On ne passe pas seulement de rôle en rôle, on passe "son" rôle à l'autre. Partager un rôle suppose de passer (ce qu'on a vécu) à celui avec qui on le partage : c'est donc trouver les manières de faire circuler une aventure intime, discrète, fragile de la même manière que le spectacle tente de transmettre les aventures collectives ténues et têtues qui se déploient dans les brèches du monde normalisé. Ces aventures, sans doute, ne meurent pas quand on croit les voir disparaître : elles passent, de mains en mains, de collectif en collectif, et c'est ainsi qu'elles se réinventent constamment, en dépit de la politique du saccage que le pouvoir leur oppose systématiquement – mais peut-être finira-t-il pas se lasser, ou s’épuiser si, décidément, nous persistons ?
Revue de presse
Théâtre. Le Saccage de beaucoup d’idées neuves
Judith Bernard pose des ponts entre la fac de Vincennes rasée en 1980 et les zadistes d’aujourd’hui
Gérald Rossi - 26/10/2020
Faut-il choisir entre théâtre documentaire, fresque d’histoire contemporaine, ou réquisitoire contre l’ordre établi ? Dans cette nouvelle pièce qu’elle a écrite et mise en scène, Judith Bernard, ne le précise pas franchement. C’est « un spectacle sur la politique du saccage qui frappe les enclaves où se déploient des formes de vie alternatives », dit-elle. Elle propose deux points d’ancrage, qui du début à la fin vont se chevaucher, avec d’une part l’éphémère Centre universitaire expérimental de Vincennes, créé dans la foulée de mai 1968 puis transféré en 1980 à Saint-Denis (rasé sur décision de Jacques Chirac, alors maire de Paris). De l’autre, la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, sans oublier quelques incursions dans les luttes « des combattants kurdes (Rojava) », la « barbarie de Daech » qui n’est pas loin, et les « gilets jaunes ».
Pour le moins l’aventure est foisonnante. La fac installée dans le bois de Vincennes, seule université plus ou moins autogérée, ouverte aux non-bacheliers, est un lieu de confrontation permanente entre les multiples partis, mouvements et groupuscules de gauche, qui n’hésitent pas à user de ruses, de subterfuges et de leurs poings pour imposer un point de vue. À Notre-Dame-des-Landes, le contexte est différent, car les zadistes défendent un idéal sans nouvel aéroport, alors que le gouvernement use de la force de ses gendarmes et autres CRS pour tenter, sans succès, de se faire entendre. Dans les deux cas, Saccage le démontre, les idées, les projets pour un autre monde sont matraqués par un État dominant et servant zélé du capitalisme.
Sur le plateau, accueillant d’un côté la fac et de l’autre la ZAD, les comédiens de la compagnie ADA, qui se revendique « sensible à la violence du monde contemporain », sont tour à tour militants zadistes et étudiants. Un soir sur deux l’équipe change, et une partie du spectacle aussi. Le psychanalyste Jacques Lacan alterne avec le philosophe Michel Foucault. La première équipe, composée de Judith Bernard, Caroline Gay, David Nazarenko et Jean Vocat alterne donc avec Pauline Christophe, Antoine Jouanolou, Marc Le Gall, et toujours Caroline Gay. Lacan est allé donner une conférence. Foucault a eu en charge le département de philo. De fait, les deux spectacles ne peuvent être identiques. Et ce patchwork généreux n’en est que plus étonnant.
"Saccage" : une expérience d'émancipation populaire en actes
Tout commence par la lumière simple et franche d’un rétroprojecteur. Nous sommes à Saint-Denis, nous assistons à un saccage banal, quotidien : la destruction d’un espace d’enseignement et de l’équipe qui l’anime. Trop audacieux, trop affranchi des carcans bureaucratiques que dressent ceux qui s’élèvent comme des baudruches. C’est ainsi qu’on écrase un poumon de liberté collective.
Judith Bernard et la compagnie ADA-théâtre nous emportent dans une expérience dramaturgique magnifique, drôle, tranchante et politique, portée par d’excellentes comédiennes et comédiens. Une expérience d’émancipation populaire en actes, ouverte à tou·tes.
Au cœur de cet automne terrible qui jette une lumière blafarde sur notre monde, nous voici plongé·es dans la mécanique du Saccage.
Les bulldozers et les pelles mécaniques – escortées ou non de blindés – s’acharnent avec une cruauté particulière sur ce qui ne s’est pas contenté d’être là, de résister, mais s’est efforcé de pousser plus loin, de construire de nouveaux horizons pour nos émancipations collectives et individuelles. Tout passe sous leurs lourdes chenilles, les conquis sociaux et politiques, les cabanes et les potagers, les collectifs et les corps. Des cabanes des ZAD à celles des ronds-points, les lieux où vivent des alternatives concrètes – au marché et à la passivité – sont soumis au saccage sur ordre de l’État.
Le saccage est partout mais il interroge. Comment pouvons-nous en arriver là ? Comment n’avons-nous pas vu venir ?
La mise en scène – aussi précise que poétique – nous emmène de Saint-Denis à Vincennes, du Rojava à une cabane près d’un rond-point, en passant par la Zone à Défendre de Notre- Dame-Des-Landes, sans que nous ne soyons jamais perdu·es. Ce ne sont pas des allers simples : ces lieux et ces moments dialoguent à travers le temps et l’espace, grâce à des personnages incarnés avec autant d’affection et d’attention pour leurs énergies créatrices que pour leurs découragements. Les trouvailles de mise en scène invitent à la réflexion collective : rien n’est ici fermé. La porte est au contraire grande ouverte aux dialogues vrais, aux doutes et aux contradictions.
Ludivine Bantigny, Cécile Canut, Gilles Martinet
On se trouve comme dans une discussion vive, lorsqu’elle est de bonne foi : pleine d’espoir, de vie et d’interrogations. Aucune question ou objection n’est balayée. On pèse le poids des arguments comme celui des stratégies. On les entend vraiment. Comment faire autrement, comment vivre autrement face à l’hostilité massive ? Qu’est-ce qu’être à contre-courant, à contre-temps ? Comme le dit l’un des personnages, l’Aîné, habitant de la ZAD de NDDL, à propos du gouvernement et de sa police : « Ce qui les tétanise vraiment, c’est ce qu’on fait nous... » Parce que la ZAD pose et suppose qu’on peut échapper aux lois du marché, du profit, de la concurrence, de la compétition à outrance. L’État ne peut pas laisser ça, justement, en l’état. D’où ces bulldozers destructeurs, comme si la ZAD, concrètement, pouvait gêner qui que ce soit. En réalité elle fait bien plus que gêner : elle subvertit l’ordre des choses, l’ordre social et politique.
Face à nous s’inventent donc des expériences subversives, émancipatrices. Ici, la construction du confédéralisme démocratique ; là l’autogestion dressée contre le productivisme et ses dévastations, qui produit avec la nature et non contre elle. A Vincennes, on forge une libération des connaissances : elle ne se construit qu’avec celle
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des femmes et des hommes qui la rendent possible. Le confédéralisme démocratique tel qu’il est tenté au Rojava s’y incarne ainsi vraiment, avec ses interrogations, ses doutes et sa détermination. Est-il possible de bâtir une société sans État ? On le voit, les enjeux soulevés par Saccage sont absolument majeurs. Mais ils le sont sans grandiloquence, à partir d’expériences de vie. Ils le sont aussi avec joie.
Ainsi, nos combats collectifs et nos disputes fertiles s’incarnent et se mêlent. Face aux murs des dominations, chaque scène est une brèche où s’engouffrent nos réflexions, aussi théoriques que pratiques. Le texte précis et ouvert de Judith Bernard (que publient les éditions Libertalia, avec Bienvenue dans l’angle Alpha et Amargi !) expose nos divergences stratégiques et tactiques, à la manière de Murray Bookchin, théoricien du municipalisme libertaire dont l’Aîné nous dit que « son point fort, c’est d’avoir vu tous les points faibles : ceux des marxistes, ceux des anarchistes et ceux des environnementalistes. Les marxistes n’ont pas vu le danger de l’autoritarisme d’État, mais les anarchistes, eux, n’ont pas vu qu’il fallait organiser le pouvoir, plutôt que de le nier, et les environnementalistes, eux, n’ont pas vu qu’il fallait attaquer le capital si l’on voulait sauver le vivant ». Mais encore une fois rien n’est tracé ni tranché, tout s’interroge et, surtout, se pratique.
Inlassablement, la mécanique en trois actes du saccage écrase, étouffe, efface. Fatalité ? Répétition du même ? Non.
Il ne s’agit en aucun cas d’un état des lieux lugubre. Cette mise en scène de la violence du saccage met en évidence son incapacité à dissoudre nos collectifs, à éteindre nos espoirs, à noyer nos désirs. C’est aussi de sa brutalité que naît notre détermination. Même lorsqu’il ne reste qu’une clairière stérilisée, l’expérience a porté ses fruits.
Toujours, des radicelles résistent. Quelques notes fredonnées et nos chants de lutte s’élèvent à nouveau.
Notre-Dame-des-Landes. Le Rojava. L’université de Vincennes. La nouvelle pièce de Judith Bernard nous emmène à la rencontre de celles et de ceux qui inventent un autre avenir. Qui expérimentent et se battent contre l’oppression d’un État destructeur qui procède au saccage de toute forme d’alternative politique. Après l’excellent spectacle Amargi, qui analysait avec brio l’imposture de la dette, Saccage explore les marges, les enclaves qui inventent un autre monde. Jusqu’où peut-on se soustraire à l’omnipotence de l’État ? Ceux qui composent avec lui sont-ils des traîtres à la cause ? La pièce est souvent drôle et s’efforce d’être pédagogique sur des sujets qui ne sont pas très connus du grand public (on vous conseille d’ailleurs de relire nos sujets sur la Zad avant de voir la pièce) Un bel hommage à celle et à ceux qui testent de nouvelles formes d’existence et tentent de faire vivre, comme le dit Virginie Despentes, « cette brèche infime dans les ténèbres de la propagande ».
Yves Poey
Aux ZAD, citoyens, Formez vos bataillons !
Dans certaines enclaves, dans certains territoires, des communautés d'hommes et de femmes, jeunes pour la plupart, des groupes humains se forment pour tenter de résister au Pouvoir en place, à l'Etat de droit.
De la faculté de Vincennes, dans les années 70, (au siècle dernier, donc...), à la ZAD de Notre-Dames-Des-Landes, en passant par le Chiapas, ou encore le Rojava, des
« résistants » ont tenté de s'opposer à la main mise des gouvernements en place.
Gouvernements qui immanquablement répondent à ces occupations « sauvages » de terrains, de lieux-clefs par la sempiternelle mécanique du saccage.
C'est justement cette mécanique-là, ce saccage institutionnel, qu'ont entrepris de disséquer à la fois de façon dramaturgique et pédagogique Judith Bernard, auteure de la pièce, et les membres de la compagnie ADA-Théâtre.
Oui, durant une heure et trente minutes, le fond et la forme vont être au rendez-vous pour une démonstration en matière de philosophie politique appliquée : les trois phases de la mécanique du saccage seront lumineusement décrites.
(C'est d'ailleurs le sujet de prédilection de Melle Bernard, que de mettre en scène de vrais sujets sociétaux relevant de philosophie politique, puisque cette pièce forme un triptyque avec deux autres œuvres, à savoir Amargi ! et Bienvenue dans l'angle Alpha.)
Judith Bernard va nous faire naviguer dans le temps et les lieux géographiques, de Vincennes aux environs de Nantes, du temps post-68 à nos jours.
Le propos est de nous rapporter des expériences communes, des formes de
« tâtonnements » de la lutte en commun, des tentatives de survie face à l'oppresseur public.
Lutter, certes, mais également proposer des alternatives, des formes d'autogestion ou de fonctionnements politiques différents, qui forcément indisposent nos « élites ».
Nous ne serons jamais perdus, notamment grâce à une lune qui accueille les mentions géographico-temporelles projetées sur elle.
Quatre comédiens incarnent la trentaine de personnages de la pièce. « La rousse ». « La brune ». « L'aîné ». « Le cadet ».
Quatre entités humaines dont ne connaîtra jamais l'histoire personnelle, quatre hommes et femmes incarnant la force et à la fois la fragilité, la vulnérabilité de l'aventure commune.
Quatre êtres qui vont circuler allègrement d'une époque à l'autre, en enfilant devant nous différents costumes, en utilisant différents accessoires, différents meubles.
Quatre jeunes gens qui vont vite comprendre que rien ne va de soi, parce que la vision de la lutte peut prendre bien des formes.
Incarnant tour à tour les ultras, les modérés, les jusqu'au-boutistes, ceux qui pensent qu'on peut composer avec le pouvoir en place, les doux utopistes, ceux qui sont prêts aux concessions, ceux qui se murent dans le déni ou l'ignorance du problème, ils vont nous démontrer combien est large la sociologie des Zadistes et des militants qui ont choisi autre chose que ce que le Pouvoir veut leur imposer.
Hier soir Judith Bernard, Caroline Gay, Jean Vocat et Marc le Gall étaient ces quatre comédiens. (La distribution varie en fonction des dates de représentation.)
Les quatre vont nous faire admirablement ressentir ce dilemme principal qui se pose à toute communauté bien décidée à en découdre, à lutter pour ne pas accepter ce qu'elle considère comme inacceptable et à proposer un projet politique alternatif.
Le texte de l'auteure est à cet égard passionnant (j'ai révisé un nombre incalculable de faits, de données historiques) et en même temps relève bien du théâtre. Nous ne sommes pas dans un exposé à Sciences-Po, mais bien sur un plateau.
La mécanique dramaturgique fonctionne pleinement, avec beaucoup de finesse, d'humour, et souvent une vraie émotion.
La scène dans laquelle Marc le Gall incarne un certain Jacques Lacan tentant d'expliquer sa vision de la psychanalyse aux étudiants révoltés de Vincennes, cette scène-là est absolument magnifique. La démarche, la façon de boiter, de parler, les tics, tout y est ! Quelle épatante scène de comédie !
Dans une autre distribution, nous confiera Melle Bernard, la scène est remplacée par un cours de Michel Foucaut, incarné cette fois-ci par David Nazarenko.
Bien entendu, nous ne pouvons pas manquer de faire le parallèle avec la très récente actualité, avec les Gilets Jaunes occupant leurs rond-points, au son de la célèbre chanson « On est là, on est là..... »
Une autre réflexion nous est proposée par le biais d'une réplique qui moi m'a fortement interpellé : « Le temps des grèves victorieuses est révolu... ».
Les pouvoirs en place sont-ils vraiment effrayés par les grèves actuelles qui ne débouchent sur rien d'autre que les déambulations sur des parcours parisiens, et ne permettent plus la convergence des luttes ?
C'est l'une des nombreuses questions qui est posée au public.
Je vous conseille donc vivement ce spectacle qui ne manque pas d'interpeller chaque spectateur.
Ces quatre-vingt-dix minutes de théâtre sont plus pédagogiques que trente unités de valeurs en fac. (Unités de valeur imaginées par les occupants de la fac de Vincennes, et qui constituent encore la norme en matière d'évaluation, au passage...)
Voici un moment de théâtre engagé et passionnant, assorti d'une analyse politique d'une rare acuité.
Par les temps qui courent, comme il est bon d'avoir un espace dramaturgique permettant ce moment de recul sur notre histoire très récente ou notre contemporanéité !
Pierre François
"Saccage" : une leçon.
Dire de « Saccage » que c’est une pièce captivante est vrai. Et faux : c’est un monument. De ceux qui vous laissent aussi étourdi qu’émerveillé une fois la visite achevée. Car « Saccage » est ce qu’on appelle du théâtre politique documenté. Qui a su éviter l’écueil de la pédagogie ennuyeuse alors pourtant qu’on y décèle une ou deux longueurs. En effet, si pédagogie et documentation il y a, c’est toujours sous l’angle le plus vivant, le plus comique aussi. Ce n’est pas parce que l’on sent une discrète sympathie pour la façon dont les marginaux font évoluer la société que ces personnes sont idéalisées. Au contraire, la pièce ne cesse de montrer leurs failles, leurs contradictions, leurs tics dogmatiques et leurs tocs organisationnels. Et nous d’en rire, sans se rendre compte qu’à travers ce spectacle c’est toute une théorie de la valeur de l’expérience marginale et de l’impossibilité pour tout pouvoir d’envisager que quelque chose puisse émerger en dehors de son moule qui nous est servie. Convaincante d’ailleurs : qu’il s’agisse de la fac de Vincennes ou de Notre-Dame des Landes, force est de constater qu’il n’en reste pas pierre sur pierre. Force est aussi de constater qu’à l’étranger tout a été fait pour rendre inaudibles des expériences comme celles du Rojava ou du Chiapas.
La pièce montre la vie des activistes et comment leurs divisions – partie intégrante de leurs expériences puisqu’elles ont pour point commun l’admission des différences en vue de les surmonter – causent leur mort aussi certainement que l’utilisation d’un arsenal juridique et médiatique par les gouvernements.
La troupe manie l’art dramatique, qu’il s’agisse du jeu, du son ou du choix des accessoires, avec un art consommé. Tout ou presque est symbole. Certes, certains sont d’une évidence relative (l’écran-lune, par exemple), mais tous sont logiques entre eux, même les plus discrets (la présence plusieurs fois évoquée des oiseaux). Et, même si on a déjà mentionné la force comique de ce spectacle, il convient de signaler le morceau de bravoure que constitue l’unique cours – très chahuté – de Lacan à Vincennes. On en redemanderait presque tant le jeu d’acteur autant que le texte – repris de la transcription de celui prononcé à l’époque – sont irrésistibles de drôlerie et d’authenticité. Le spectacle étant donné par des comédiens en alternance, on peut aussi assister, à condition de revenir et dans un genre complètement différent à un cours de Michel Foucault qui, lui, avait adhéré à l’expérience.
Bref, on tient là une pièce aussi réussie dramatiquement qu’instructive intellectuellement.
Bruno Fougniès
Le bulldozer pour rétablir l'Ordre !
Survolant cinquante années de résistances citoyennes, "Saccage" est une pièce militante qui raconte, dans un débridement assumé, les luttes contre un pouvoir étatique. Entre victoires et désillusions, le bilan de ces combats civils est à la fois désespéré et revivifiant. Une bonne goulée d'un poison souverain que l'on appelle la liberté citoyenne.
Judith Bernard au texte, à la mise en scène et sur le plateau, prône un théâtre en acte. Elle s'intéresse à l'actualité politique, entre points de vue sociologique et réflexion philosophique. Dans cette pièce, ce sont les enclaves de résistances qu'elle met en scène. Celles qui se sont déroulées en France, mais aussi celles du Chiapas et d'autres moins connues comme l'organisation sociale du Rojave, en pays Kurdes. Mais c'est autour de deux grands événements proches de nous que se concentre le spectacle.
En 1970, après les révoltes de mai 68, l'État français accepte la création de l'Université de Vincennes qui s'installe en quelques mois dans le bois. Celle-ci va regrouper la plupart des intellectuels progressistes de l'époque et ouvrir ses bancs, non seulement aux étudiants mais aussi aux travailleurs. Des libertés jamais connues dans l'enseignement supérieur se développent alors : études politiques, philosophiques et artistiques foisonnent. Mais aussi une forme d'organisation collective inédite.
Dans les années 2010, l'État décide la construction d'un aéroport géant à Notre-Dame-des-Landes. Commence alors une résistance des habitants, fermiers pour la plupart qui seront bientôt rejoints par des militants de tous bords, écologistes ou autres. Cette mobilisation formera ce qu'on appelle une ZAD (Zone à Défendre) très créative. En quelques années, les zadistes vont développer une véritable organisation sociale, non commerciale et respectueuse de l'environnement, avec le but d'une vie en autarcie plus juste, plus égalitaire.
Bref, des bandes de gauchistes. C'est avec cette appellation qui fait peur aux bourgeois que ces expériences inventives vont être vilipendées par des campagnes de presse au service du pouvoir. L'université Paris-Vincennes subira les foudres d'une campagne bien pensante avant d'être "délocalisée" à Saint-Denis à la fin des années soixante-dix, perdant au passage toutes ses vertus, toutes ses exceptions et la moitié de ses étudiants ainsi que quasiment tous ses enseignants connus. Quant aux zadistes de Notre-Dame-des-Landes, à l'abandon du projet d'aéroport en 2018, ils continueront à se retrouver confrontés aux forces de l'ordre et à une volonté de mettre fin à l'expérience.
"Saccage", c'est la méthode employée dans ces deux cas particuliers par les gouvernements : en une nuit, l'université de Vincennes est détruite par des bulldozers protégés par la police tandis que dans la ZAD, les cabanes, les constructions, les plantations sont saccagées par les mêmes bulls.
Ce sont tous ces événements et bien d'autres que la pièce raconte dans une construction faite de sauts énergiques d'un lieu à l'autre. Les quatre comédiens incarnent tous les rôles nécessaires à cette narration, jouant les différents protagonistes de ces révoltes. Une disposition scénique simple emporte le propos d'une époque à l'autre avec quelques accessoires et costumes.
Ce qui est mis en avant, ce sont justement ces personnages, leurs quêtes de vérité, de liberté, de sociabilité, de justice. Se retrouvent, dans ces luttes, des intellectuels, des paysans, des écolos, des gens simples ou compliqués, un véritable microcosme social, complet. Une société en phase de re- création comme c'est encore le cas à Notre-Dame-des-Landes pour certains d'entre eux malgré les pressions incroyables du pouvoir pour faire rentrer tout le monde dans le rang et saccager leurs œuvres.
C'est un spectacle bienfaisant dynamisé par l'énergie et l'implication de tous les interprètes. Le côté instructif prend parfois le pas sur le jeu : le sujet lui-même, tendant à faire déferler les mots, quitte à noyer un peu le spectateur dans cet afflux de dialogues et d'apostrophes. Mais on comprend que c'est l'envie de tout dire, une envie impossible à rassasier, qui fait ainsi déborder le verbe. Mais pour un tel témoignage d'autres possibles fonctionnements sociaux, trop vaut sans doute mieux que pas assez.